
Biblionet
: Gilbert Chauvet
La vie dans la matière
Le rôle de l'espace en biologie
Champs Flammarion 1998
Notes par Jean-Paul Baquiast - 22/07/01
Cette fiche
de lecture s'imposait suite à l'entretien avec Gilbert
Chauvet sur France Culture, dont nous publions un condensé
détaillé dans le même numéro.
Les personnes voulant approfondir les travaux de ce scientifique
peuvent en effet, outre la lecture de ses publications dans
les revues spécialisées, lire son fondamental
"Traité de physiologie théorique" en 3
tomes, publié chez Masson (dont il existe une version
mise à jour en anglais chez Pergamon Press), mais
surtout un ouvrage beaucoup plus abordable, "La Vie dans
la Matière". Observons d'emblée que ce
dernier, présenté par l'auteur comme un petit
livre, comprend 280 pages très denses, qui ne peuvent
s'absorber en un jour, tout au moins lorsque l'on n'est
pas familier de ces questions.
"La Vie dans la Matière" date
de 1998. Les connaissances évoluant vite dans de
tels domaines, la lecture du livre doit nécessairement
être complétée des propos de l'auteur
relatés dans l'entretien que nous publions. Par contre,
le retour au livre s'impose pour mieux comprendre des points
de vue qui, dans l'entretien, pourront paraître un
peu elliptiques.
Pour notre part, nous n'allons pas reprendre
les éclairages apportés par l'entretien au
livre, mais proposer quelques commentaires de profane en
nous mettant à la place de lecteurs généralistes.
Le rôle de l'espace en biologie
Le livre aborde la question traditionnelle
consistant à distinguer l'ordre du biologique de
celui de la matière physique. Un organisme biologique
superpose aux processus physiques des processus d'une très
grande complexité, aboutissant à ces résultats
paradoxaux soulignés depuis longtemps, le maintien
de la stabilité ou homéostasie chez les organismes,
l'accroissement de la diversité des solutions chez
les espèces, des performances adaptatives constamment
renouvelées pour faire face aux changements environnementaux.
La première question que l'on peut se
poser en ouvrant l'ouvrage est cependant de savoir quel
en est exactement le sujet. En quoi, sous un titre relativement
banal, se distingue-t-il par son originalité. Selon
nous, il s'agit d'entreprendre une uvre immense, encore
pratiquement sans précédents de cette ambition
: proposer un modèle mathématique de l'organisme
vivant, considéré comme un ensemble de fonctions
physiologiques intégrées (ayant trait au fonctionnement
de l'organisme). Les fonctions, correspondant aux organes
et à leurs sous-ensembles jusqu'au niveau des constituants
primaires de la cellule, sont en nombre considérable,
que ce soit chez un organisme relativement simple, comme
le ver ou l'amibe, ou dans un organisme complexe comme l'homme.
L'objectif du scientifique sera donc de trouver un ou des
principes d'organisation communs, permettant de décrire
de façon identique la grande variété
des solutions existant dans la nature.
Pourquoi faire ce travail ? Pour répondre
précisément à la question fondamentale
: en quoi le biologique se distingue-t-il du physique ?
En quoi un organisme vivant travaille-t-il de façon
différente d'une machine ? Comment peut-il se stabiliser
en auto-associant des fonctions, ce qui chez une machine
augmente au contraire les risques d'instabilité,
l'architecture la plus simple, en mécanique, étant
en général la meilleure. On conçoit
bien que, sur le plan philosophique comme pour tout ce qui
concerne les interventions, médicales ou autres,
portant sur le vivant, disposer d'un outil de modélisation
commun permettant de schématiser l'ensemble des fonctions
du vivant, c'est-à-dire finalement le rôle
de chacune des structures composant celui-ci, constitue
le premier pas indispensable à toute approche scientifique.
Mais la difficulté apparaît quand il s'agit
de passer d'une description littéraire des phénomènes
(la complexité, l'auto-organisation, l'équilibre
loin de l'équilibre
), à des formulations
mathématiques. Celles-ci ont, de tous temps, été
considérées comme trop réductrices
pour s'appliquer à la vie - faute à tout le
moins qu'existent des méthodes mathématiques
encore à découvrir offrant un pouvoir descriptif
suffisant sans être abusivement simplificateur.
La double formation, mathématique et
biologique de l'auteur (dont on ne saurait trop admirer
l'étendue du cursus et des connaissances) lui permet
de s'attaquer à ce défi. Il utilise un double
formalisme, la théorie des graphes et celle des champs,
couramment pratiquées en physique, mais dont, nous
semble-t-il, il est le précurseur en biologie (tout
au moins dans l'université française). Le
lecteur non-mathématicien n'aura pas besoin d'entrer
dans le détail des formules de la dynamique pour
comprendre la démarche de Gilbert Chauvet. Un système
vivant, que ce soit un système relativement simple
comme celui constitué par deux neurones interagissant,
ou un organisme complet, est généralement
analysé sur le plan de la structure, telle qu'elle
apparaît sous le microscope ou le scalpel. Or, cette
analyse n'est pas mathématisable. Elle relève
de la description littéraire, à laquelle excellent
les anatomistes. Si on considère par contre que si
les organes se sont associés, au cours de l'évolution,
pour constituer un organisme, c'est parce qu'ils avaient
quelque chose à échanger, et si on représente
mathématiquement les modalités de cet échange,
un début de langage commun devient possible.
Le cur de la présentation proposée
par Gilbert Chauvet est qu'il faut admettre que les échanges
entre organes (contrairement encore une fois à ce
qui se passe entre les rouages d'une machine) ne sont pas
locaux et ne sont pas réversibles. Ils ne sont pas
locaux en ce sens que l'interaction se fait à distance,
par l'intermédiaire de la diffusion d'un produit
actif émis par une source (par exemple une glande
endocrine) à destination d'une ou plusieurs cibles
situées ailleurs dans l'organisme (par exemple d'autres
glandes, des nerfs, des muscles, etc. ). Ils ne sont pas
réversibles, en ce sens que le produit émis
ne revient jamais à son point de départ, mais
déclenche toute une série d'actions et de
réactions (de type incitation-inhibition) qui façonnent
l'histoire de l'organisme dans son environnement. De plus,
ces actions et réactions, tout au moins dans l'organisme
sain, ne déterminent pas un comportement global instable
ou erratique (que l'auteur appelle du nom curieux d' "orgatropie"
ou tendance à explorer tout le champ des possibilités
d'organisation). Au contraire, elles maintiennent un état
stable de "néguorgatropie" ou homéostasie.
Sur le plan mathématique, la théorie
des graphes permet de représenter l'action exercée
(à distance, répétons le, et de façon
irréversible) d'un organe sur l'autre. L'accumulation
des observations physiologiques de détail, déjà
réalisée ou à réaliser, donnera
un véritable buisson de graphes qui, aussi compliqué
qu'il puisse paraître, sera plus utilisable pour étudier
les actions et réactions, activations-inhibitions,
ou simuler l'effet de telle modification, que des descriptions
purement littéraires.
Plus surprenante pour la profane est l'utilisation
de la théorie des champs. On est habitué à
voir mentionner celle-ci en physique, pour décrire
les interactions matière-énergie, où
une formalisation rigoureuse paraît possible, sous
réserve des contraintes de la mécanique quantique,
ou de celles de la relativité générale
en ce qui concerne la gravité. Mais il n'y a que
des avantages, en effet, à la transposer dans le
domaine de la biologie, pour représenter la diffusion
d'un médiateur quelconque, par exemple un neurotransmetteur
ou une hormone, d'une source émettrice vers un organe
utilisateur (que l'on appellera alors un puits). La portée
de l'action, la variation de densité du produit,
la vitesse de diffusion et autres caractéristiques
du champ biochimique ainsi crée peuvent effectivement
être symbolisées par les équations de
la dynamique de ce que Gilbert Chauvet appelle le système
biologique formel. Il s'agit évidemment de champs
multiples où la formalisation mathématique
permettra d'introduire un peu d'ordre afin de faire apparaître
certains effets globaux, notamment en matière de
maintien ou perte de l'homéostasie, d'intervention
réparatrice, etc.
Ajoutons que la non-localité des échanges
au sein du système vivant oblige à définir
non seulement une géométrie mais aussi une
topologie (changement de continuité dans le passage
d'une structure à l'autre, qui ne s'impose pas en
physique) des sites biologiques actifs et réactifs,
autour d'une hiérarchie fonctionnelle d'ensemble.
Ceci explique en partie le sous-titre du livre : "le rôle
de l'espace en biologie".
Il est évident que ces quelques phrases
n'épuisent pas la richesse du livre, concernant les
nombreuses conséquences pouvant être déduites
de telles approches, et permettant de comprendre les divers
aspects des phénomènes vitaux : embryogenèse,
physiologie de l'organisme adulte, vieillissement mais aussi
évolution d'une espèce à une autre.
L'auteur ne cache pas cependant que son travail n'en est
qu'à ses débuts. Il faudrait intégrer
les multiples études existants dans des domaines
différents, en mener d'innombrables autres portant
sur l'ensemble du monde du vivant, pour obtenir des modèles
mathématiques significatifs du phénomène
biologique, afin de mieux situer son apparition dans le
monde physique, et ses perspectives d'évolution.
Sans doute alors d'ailleurs, outre le manque de spécialistes,
la puissance et la pertinence des outils mathématiques
actuellement disponibles, même avec l'aide des ordinateurs,
ne permettraient-ils pas de rendre compte de la diversité
des interactions. On se trouve donc en face d'un programme
scientifique quasi-illimité, que l'auteur souhaiterait
voir traiter avec les mêmes moyens que la génomique.
En effet, les applications multiples potentielles, notamment
dans le domaine de la santé, lui paraissent en justifier
le financement.
Pour la suite, on se reportera aux propos
de Gilbert Chauvet sur France Culture, relatés
dans le résumé que nous en donnons, pour mieux
comprendre les mises à jour de l'ouvrage qu'il ferait
aujourd'hui, en cas de réédition.
Applications possibles
Ajoutons pour notre part quelques commentaires
personnels, au regard des perspectives pouvant plus particulièrement
intéresser nos lecteurs, qui ne sont pas tous des
biologistes, même quand ils s'intéressent à
la vie artificielle.
- Un premier point nous paraît susceptible
de mériter examen : comment les outils méthodologiques
présentés ici pour décrire l'intégration
physiologique au sein d'un organisme vivant individuel pourraient-ils
être réutilisés pour décrire
un organisme social ? On conçoit aisément
que celui-ci, même dans le cas où il ressemble
beaucoup à un organisme individuel (une ruche par
exemple) et à plus forte raison quand il s'agit d'une
société, animale ou humaine, plus ou moins
touffue, présente une complexité ou en tous
cas une variabilité plus grande encore que celle
d'un organisme. Les fonctions sont moins individualisées
ou plus diffuses, les médiateurs (que l'on pense
aux contenus comportementaux ou langagiers) sont multiples,
les effets de champs sont bien plus difficilement observables,
les topologies varient sans doute beaucoup plus souvent
selon des changements environnementaux incessants. Néanmoins,
si l'on s'attache à la persistance de la structure
sociale, de type homéostasique, qui est une caractéristique
souvent ignorée des individus constituant cette structure,
on devrait pouvoir retrouver les opérateurs vectoriels
et de champs utilisés pour décrire l'organisme
individuel. Ceci est d'ailleurs la cas dans certaines études
s'efforçant à donner une forme mathématique
à divers phénomènes sociaux relativement
standards, dans le domaine de l'économie par exemple.
Mais on est loin de l'approche véritablement scientifique,
généralisée, qui s'imposerait pour
mieux comprendre les phénomènes relevant des
sciences humaines et sociales dans leur ensemble. Les représentants
de ces dernières crieraient évidemment au
réductionnisme, mais si des outils mathématiques
(encore à créer pour la plupart) permettent
de décrire la vie (par exemple le fonctionnement
du cerveau) sans réductionnisme, ils pourraient tout
aussi bien le faire en matière politique et sociale.
- Une deuxième question, d'un tout autre
ordre, concerne la possibilité d'utiliser les algorithmes
que les physiologistes intégrateurs comme Gilbert
Chauvet appliquent au vivant, afin de réaliser des
automates simulant le plus exactement possible les solutions
biologiques. Comme on l'a vu à propos des projets
de vie ou de conscience artificielles, la méthode
généralement envisagée, pour des raisons
de facilité, consistera à mettre en concurrence
darwinienne des systèmes ou réseaux massivement
multi-agents, dont les agents relationnels (aspectuels pour
reprendre le terme de Alain Cardon) ou les agents morphologiques
prendront en compte les modifications de l'environnement
avec pour résultat d'y adapter le système
d'une façon optimale.
Cette question rejoint un point que Gilbert
Chauvet a peu abordé
mais il ne pouvait pas
tout faire à la fois
celui des processus évolutionnaires
darwiniens ayant, depuis les premières molécules
réplicatives, conduit à une évolution
buissonnante, reposant sur le cycle hasard-nécessité,
et ayant permis les auto-associations génératrices
de stabilité caractéristiques des organismes
actuels. On sait que l'ouvrage très remarqué
de Kupiec
et Sonigo réserve une part immense à la
compétition darwinienne et à l'"égoïsme"
pour l'accès aux ressources, tant dans l'évolution
des espèces, via les génomes, que dans de
nombreux autres domaines infra-génomiques, comme
la localisation spécifique des cellules et la mise
en place des fonctions au cours de l'embryogenèse
(concept d'onto-phylogenèse). Il nous semble que
les deux approches sont complémentaires. Ce que l'onto-phylogenèse
produit doit pouvoir avantageusement être décrit
dans les formalismes vectoriels et de champs proposés
par Gilbert Chauvet.
Si ceci était exact, il serait (relativement)
facile de réaliser des organismes artificiels complexes,
non pas en copiant graphe par graphe et champ par champ
ce que fait la nature, mais en utilisant les méthodes
de la programmation évolutionnaire, à partir
d'espaces d'évolution simulant grossièrement
les performances que l'on attendra de générations
successives d'automates soumises à telles ou telles
contraintes.
Voir aussi Entretien : Gilbert
Chauvet (Emission "Continents sciences", France
Culture, 28 juin 2001)

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