

France
Culture
Continent Sciences
Gilbert Chauvet et la physiologie
intégrative
L'entretien
qui suit est un condensé d'une présentation
faite par Gilbert Chauvet sur France Culture dans l'émission
Continent Sciences du jeudi 28 juin 2001, animée
avec sa compétence habituelle par Stéphane
Deligeorges. Nous l'avons soumis pour agrément et
autorisation de publication à ses auteurs.
Les commentaires que nous y apportons ci-dessous n'engagent
que nous. AI 29/06/01.
Commentaire de l'émission
:
L'entretien diffusé
sur France Culture* a permis de faire le point sur
un domaine des plus actuels de la physiologie et de la médecine
: la représentation mathématique de la complexité
d'un organisme vivant, et la possibilité d'intégrer
les connaissances encore dispersées dont on dispose
sur lui dans un ensemble dynamique permettant de mesurer
les interactions et d'agir sur elles, y compris par des
prothèses "intelligentes". Ces travaux devraient
trouver une application immédiate dans la réalisation
de systèmes évolutifs simulant le cerveau
et les processus de conscience (voir notre éditorial
du n° 15 http://www.automatesintelligents.com/edito/2001/juin/edito2.html).
Mais au-delà, nos
lecteurs apprécieront les nombreux applications pouvant
être faites de ces travaux dans des domaines où
s'imposeraient des approches identiques ou voisines.
-
Le premier est celui
des organisations humaines. Dès qu'une de celles-ci
présente une certaine permanence, avec la mise
en oeuvre de différents mécanismes pour
maintenir son milieu interne au travers des péripéties
de l'histoire extérieure (homéostasie),
il conviendrait désormais d'analyser, de modéliser
et si possible de mettre sous forme mathématique
les processus d'auto-association stabilisatrice, ainsi
que leurs limites, dont certaines peuvent conduire à
de profondes mutations voire à la disparition
de l'organisme. Cela est nécessaire pour de petits
groupes humains ou animaux, mais aussi pour les méta-systèmes
sociétaux, tels que ceux résultant de
ce que l'on appelle la mondialisation. Les échelles
sont différentes, certains mécanismes
le sont aussi, mais dans l'ensemble, tout ce qu'explique
Gilbert Chauvet devrait trouver là de larges
champs d'application - y compris la perspective de prothèses
intelligentes pouvant être apportées par
des interfaces d'intelligence artificielle évolutive.
(voir notre article sur ce sujet dans le même
numéro).
-
La même observation
pourrait s'appliquer à l'interdisciplinarité
dans les sciences, y compris entre les sciences du vivant
et les sciences sociales. On considère encore
l'interdisciplinarité, même au sein d'un
projet précis, comme le discours en parallèle
ou alternatif de spécialistes différents.
Elle ne prendra tout son sens que si l'on construit,
comme le recommande Gilbert Chauvet, la base de données
des fonctions décrites par chaque spécialiste,
l'analyse de leurs interactions fonctionnelles, avec
leurs échelles différentes dans l'espace
et le temps, puis finalement le modèle mathématique
informatisable en résultant. Il sera alors possible,
notamment avec la méthode du calcul évolutionnaire,
de faire apparaître les combinaisons les plus
probablement opportunes au regard des objectifs du projet.
Encore faudrait-il, comme le souligne Gilbert Chauvet,
que les mathématiques se perfectionnent pour
fournir des outils efficaces au regard de contraintes
aussi lourdes.
-
Ceci conduit à poser la question
de l'adaptation des mathématiques. Si les mathématiciens
théoriciens font de leur propre mouvement progresser
le domaine, beaucoup de nouveaux outils, que ce soit
en physique ou en biologie, découlent d'un effort
pour répondre aux questions que posent les chercheurs
affrontés à des difficultés précises.
Mais aujourd'hui, en France tout au moins, dispose-t-on
de ressources suffisantes pour faire face à l'inflation
de la demande prévisible, si les perspectives
envisagées ici prenaient consistance?
L'organisme vivant est
une sorte d'usine, mais de type unique, puisque les processus
et les constituants s'y superposent et s'y combinent dans
un apparent désordre difficilement déchiffrable.
Pourtant on ne peut se résoudre à le considérer
comme une simple usine uniquement mécanique. Qu'est-ce
qui différencie dans le fond un système physique
et un système biologique ?
Gilbert Chauvet se présente
lui-même comme un physiologiste intégrateur.
Il a fait beaucoup de mathématiques, beaucoup de
physique, mais aussi de la physiologie, en étudiant
la médecine. Après des études en mathématiques
pures, puis appliquées, il s'est tourné vers
la physique des solides, puis la physique moléculaire,
ayant déjà le souci de comprendre le fonctionnement
d'un être vivant. Les études de médecine
ne lui ont pas permis de progresser dans la compréhension
des phénomènes physiologiques, sur le mode
de la compréhension des phénomènes
physiques. Il a dû retourner à la physique.
Sa thèse : "Compréhension des mécanismes
respiratoires" lui a permis de décomposer le
problème de la respiration à partir de lois
physiques, telles que la mécanique des fluides. Mais
ensuite, biochimie et biologie moléculaire s'imposaient
pour poursuivre l'analyse. La tâche était lourde,
faute de recherches existantes, car il y avait encore peu
de physiologistes théoriciens. A la suite de René
Thom et sa théorie des catastrophes, on a essayé
de mathématiser ou modéliser des comportements
biologiques (fuite par exemple
). Mais la communauté
des biologistes théoriciens n'est pas assez fournie
en France. De plus en plus de gens s'intéressent
à la modélisation. Mais est-ce de la théorie
? S'agit-il de mathématiques appliquées à
la biologie ?
La biologie mathématique
La biologie théorique
repose sur la biologie mathématique. Mais la biologie
théorique suppose la recherche de concepts permettant
de faire avancer la théorie. Il y a une différence
avec l'établissement de modèles, qui permettent
d'expliquer et de prédire certains effets produits
par certains mécanismes, sans aller jusqu'au cur
de la totalité. La vraie difficulté repose
dans l'intégration des nombreux modèles, existants
ou à venir. Peu de gens travaillent dans le domaine
de la physiologie totalisante, qui suppose l'intégration
des mécanismes élémentaires découverts
par les physiologistes et les biologistes, de façon
à décrire le comportement global observé.
La complexité explicitée
aujourd'hui en cache une autre, non encore découverte.
Quelle différence y a t-il entre le vivant et l'inerte
? La description des systèmes biologiques utilise
les lois de la physique ou de la chimie. Celles-ci ne sont
pas suffisantes, bien que les systèmes physiques
et les systèmes vivants peuvent les uns et les autres
évoluer dans le temps loin de l'équilibre,
au sens donné par Prigogine.
Les phénomènes
physiologiques s'ordonnent différemment des phénomènes
physiques. Un système physique même complexe
paraît simple à côté d'un système
vivant. Ses composants interagissent de façon symétrique
et locale : un courant passe ou ne passe pas, dans un commutateur
bien défini localement. Au contraire, les interactions
fonctionnelles dans un système vivant sont non symétriques
et non locales. Une molécule émise par une
source, cellule ou organe, va agir irréversiblement
sur une autre cellule ou organe, à distance et à
travers de nombreux paliers fonctionnels.
Le cerveau, système
hiérarchique
On peut prendre l'exemple
du cerveau. Dans le neurone, le message est successivement
transmis sous forme électrique et sous forme chimique.
Le cerveau dans son ensemble est un organe à la fois
électrique et hormonal ou chimique. Pour avoir une
définition générale opératoire
d'une fonction physiologique telle que la vision, dont la
réalisation suppose une interaction complexe entre
cellules, il faut faire appel à une représentation
de type hiérarchique. Le système nerveux apparaît
ainsi organisé en espaces hiérarchiques :
canaux intra membranaires, synapses, neurones, réseau
de neurones et réseaux de réseaux de neurones,
représentant au moins cinq niveaux hiérarchisés.
Une représentation hiérarchique permet de
simplifier le problème, en trouvant des lois émergentes
explicitant l'intégration, auxquelles il faut donner
une expression mathématique.
Le neurone est un système
hiérarchique. Ses propriétés sont dues
aux synapses. Les propriétés des synapses
sont dues à la répartition des canaux et aux
types de canaux et de récepteurs spécifiques
dont elles disposent. Les potentiels post-synaptiques dont
dus à l'existence de récepteurs permettant
de modifier à long terme les modalités de
la transmission au niveau des synapses. On se trouve ainsi
en présence de deux échelles de temps. Une
fonction physiologique découlant de l'activité
cérébrale s'effectue dans l'ordre de la milliseconde,
mais cette activité cérébrale va être
modulée au niveau synaptique par une activité
à beaucoup plus long terme qui s'inscrit dans la
seconde ou même dans l'heure, par l'intermédiaire
de processus compliqués, à l'intérieur
du cytoplasme via le noyau avec la création de nouvelles
molécules qui vont intervenir dans le métabolisme.
Ceci paraît très complexe, mais la structuration
hiérarchisée permet d'étudier ce genre
de système. Si on étudiait à plat des
systèmes d'équations de cette nature, avec
un grand nombre de paramètres, on n'obtiendrait pas
de solutions. La compréhension de l'intégration
suppose d'ordonner les équations.
Echelles d'espace, échelles
de temps
La complexité du
vivant tient d'abord au grand nombre des interactions qui
s'y produisent, supérieur à tout ce qui peut
se passer dans un système physique. Mais elle tient
surtout à ce que ces interactions sont fonctionnelles,
se produisant à tous les niveaux de la hiérarchie.
Il faut y mettre de l'ordre. La mesure de l'organisation
d'une structure physique se fait à partir des échelles
d'espace. Une structure vivante suppose qu'au delà
de la mesure de l'espace, on prenne en compte une hiérarchie
découlant des échelles de temps. Les dynamiques
des différents processus biologiques sont ordonnées
en fonction du temps. On en trouve une image dans les programmes
informatiques, où des boucles temporelles sont incluses
les unes dans les autres.
Pour progresser dans la
compréhension de ces interactions, il faut d'abord
rassembler les observations déjà faites par
les chercheurs, que l'on trouve dans les publications existantes.
Celles-ci mettent en évidence des hiérarchies
fonctionnelles, tissées selon des échelles
d'espace entre les sources et les cibles des transmissions,
et les échelles de temps organisant les différentes
fonctions physiologiques. Rassembler toutes ces observations
dispersées dans une vaste base de données
communes mettrait en évidence les interactions fonctionnelles
évoquées ci-dessus, dont il faut répéter
qu'elles ne sont ni symétriques ni locales, contrairement
aux interactions forces physiques, qui sont symétriques
et locales.
La non-localité
apparaît dès que l'on se donne une représentation
hiérarchique du système vivant. Ceci peut
se décrire par des mathématiques appropriées.
On a vu ci-dessus que, dans le système nerveux, le
potentiel d'action va d'un neurone à l'autre via
des structures de niveaux inférieurs. Le transport
de ce potentiel peut être décrit par des opérateurs
mathématiques. A partir de ceux-ci, il est possible
d'établir des modèles mathématiques
programmables en informatique selon des termes communs à
tous. On peut introduire les concepts d'espaces continus
des unités du système nerveux : espace des
neurones, des synapses, des canaux. Cela permet de tenir
compte simultanément de l'anatomie et de la physiologie
de ce système.
Limites des mathématiques
actuelles
Ceci pose la question de
la capacité des outils informatiques et mathématiques
disponibles aujourd'hui. Les réseaux de neurones
formels, qui sont les meilleurs outils actuellement disponibles,
sont moins compliqués que les réseaux de neurones
réels, mais leurs expressions mathématiques
restent difficiles car elles font appel à des techniques
de dynamique qualitative extrêmement complexes. L'analyse
de la complexité est arrêtée par les
moyens mathématiques actuellement disponibles. Les
neurones formels sont des êtres mathématiques
pourvus de propriétés. Il faut déterminer
mathématiquement le comportement d'un grand nombre
de ces neurones formels connectés d'une certaine
façon. Ceci intéresse beaucoup l'industrie
informatique, car ces solutions permettent de mieux utiliser
la mémoire informatique, qui est localisée,
en faisant appel au modèle de la mémoire cérébrale,
qui est répartie. C'est la combinatoire des êtres
mathématiques assez simples que sont les neurones
formels qui permet d'obtenir un réseau compliqué
ayant la faculté d'apprentissage et de mémorisation.
La encore, il faut pouvoir coupler des systèmes hiérarchiques.
Emergence de la complexité
L'autre grande question
qui se pose est celle de l'émergence de la complexité,
dans la perspective évolutionniste darwinienne. Un
système complexe, comme le métabolisme du
sucre dans l'organisme, apporte-t-il un mieux pour l'organisme
? La question est insoluble, puisque l'évolution
privilégie aussi la survie de systèmes plus
simples, comme les bactéries. Ce qu'il faut constater
par contre est que, plus la complexité augmente,
plus les mécanismes en jeu doivent être non
locaux. Il faut apporter des substances à distance
à des parties éloignées.
Il faut aussi mesurer la
croissance de la complexité au cours de l'embryogenèse.
Comment se fait-il que des fonctions nouvelles se superposent
sans se détruire les unes les autres. Il faut évoquer
ce que l'on peut appeler le principe de stabilité.
Deux unités, structurales ou fonctionnelles, peuvent
s'associer durablement grâce à ce principe.
La dynamique du système global ainsi créé
par ces deux unités va être plus stable que
la dynamique de chacune d'elle isolément. Ceci est
différent d'un système physique où
plus les unités s'ajoutent, plus la dynamique devient
difficile à maintenir.
L'auto-association stabilisatrice
L'auto-association stabilisatrice
doit être étudiée mathématiquement.
Puisque deux actions chimiques peuvent s'associer sans se
mélanger, c'est une nouvelle fois parce que leur
espace n'est pas local. La localité, c'est la diffusion.
La diffusion c'est le mélange. Il ne peut apparaître
dans ces conditions d'ordre spatial et temporel (sauf dans
des conditions bien spécifiques en dehors de l'équilibre
comme l'a montré Prigogine). Or, le système
de deux voies biochimiques associées par l'interaction
fonctionnelle est plus stable qu'une voie biochimique seule.
Si la structure a besoin d'un produit donné et qu'il
y ait défaillance, une autre voie apporte le produit
nécessaire. La fixité du milieu intérieur
peut être étudiée en termes mathématiques
: c'est la stationnarité des systèmes biologiques.
En gros, les flux sont constants.
Cette approche permettra
d'éclairer aussi la question des origines de la vie.
On ne comprend pas encore le moment initial : pourquoi des
unités auto-réplicantes ont pu émerger
des processus physiques locaux? Cependant, on peut commencer
à comprendre les stades ultérieurs : comment
des cellules élémentaires ont pu s'auto-stabiliser
en s'associant, puis maintenir cette stabilité à
travers d'innombrables auto-associations supplémentaires,
afin d'aboutir à des systèmes de plus en plus
complexes ?
Ceci peut être représenté
par un graphe hiérarchique. Chaque sommet du graphe
apparaît comme un système hiérarchique,
transposable sur un ordinateur. L'informatique permet de
rechercher ce qui se trouve derrière chacun des sommets
du graphe. On pourra construire des graphes à partir
de la base de données évoquée ci-dessus,
constituée des sources, des cibles, des échelles
de temps et des échelles d'espace mis en évidence
par les travaux existants. Cette méthode pourra suggérer
l'existence d'interactions que l'on ne connaît pas
encore, et donc de les rechercher. Le graphe mathématique
suggérera aussi l'existence de chemins revenant au
point de départ, que l'on rencontre dans le cercle
vicieux de l'état de choc.
Encore une fois, les informations
de base existent dans la littérature scientifique,
mais il faut apprendre à les utiliser. Ceci permettra
des interventions plus efficaces, par exemple sur des patients
en réanimation. Dans ce cas, toutes les fonctions
sont massivement perturbées. Il est indispensable
de pouvoir coupler les systèmes physiologiques et
mesurer l'influence de la perturbation d'un système
sur un autre.
Ceci étant, il faut
aussi le répéter, l'explication par l'interaction
des systèmes n'est pas encore modélisable
mathématiquement. On ne peut tout représenter
ni faire partout des simulations numériques. Pour
le faire, il faudra un formalisme mathématique permettant
de coupler des systèmes physiologiques très
différents. C'est le formalisme que j'ai proposé
sous le nom de S-Propagateur. Ainsi la respiration fait
appel à la mécanique de la ventilation, mais
aussi à la biochimie de la respiration cellulaire
et tissulaire. Pour coupler ces phénomènes
différents d'un point de vue physique, il est nécessaire
de disposer d'un formalisme permettant de représenter
ces transports non locaux de systèmes à systèmes,
qui fonctionnent en couplages fonctionnels.
L'ingénierie
biologique
Les chercheurs s'occupant
de physiologie théorique se comptent encore sur les
doigts d'une main. Les systèmes sont-ils trop compliqués
? En fait, vraisemblablement, les biologistes n'ont pas
la culture mathématique permettant de croire à
la possibilité d'aboutir à des résultats
utilisables. Par ailleurs, alors qu'en physique les scientifiques
disposent d'un monument, grandiose certes mais relativement
simple, la physiologie doit faire appel à d'innombrables
connaissances dispersées. L'intégration de
celles-ci devient de plus en plus difficile, ce qui rend
l'enseignement de plus en plus problématique. Or
l'intégration est essentielle en médecine,
pour qui la personne forme un tout.
Aux Etats-Unis, de telles
recherches sont plus importantes. C'est le domaine du "biological
engineering" permettant d'aborder la fabrication des machines
pour la réparation fonctionnelle. Le centre de neuro-engineering
de USC à Los Angeles étudie par exemple les
futurs implants neuronaux. Ce seront des processeurs dotés
de modèles mathématiques permettant à
une entrée donnée d'obtenir la bonne sortie.
Il faudra programmer ces processeurs. D'où les modèles
que l'on fait actuellement.
Même en ce cas, il
faut rester modeste. On a élucidé beaucoup
de mécanismes, mais on ne comprend pas encore comment
les grands systèmes couplés peuvent fonctionner.
Il faut remettre ensemble les mécanismes élémentaires
dont l'on dispose, pour voir comment l'ensemble se comporte
globalement. Ce sera seulement après que l'on pourra
intervenir avec une sécurité suffisante sur
les mécanismes élémentaires.
Voir aussi notre biblionet : Gilbert
Chauvet. La vie dans la matière - Le rôle de
l'espace en biologie, Champs Flammarion, 1998

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